Où es-tu, monde admirable?

Publié le 4 août 2025 à 12:00

"Alice, romancière à succès, a quitté Dublin pour un village isolé. Elle fait la connaissance de Felix sur un site de rencontres. Eileen, la meilleure amie d'Alice, est restée dans la capitale et travaille pour une revue littéraire. Elle renoue avec Simon, son ami d'enfance. Tous se désirent, se trompent, se quittent. Ils sont jeunes et ont toute la vie devant eux. Mais le monde qui les entoure s'est assombri, est devenu matérialiste ; les inégalités se creusent et la violence sociale augmente. Comment croire encore à l'amour, à l'amitié, à la beauté ?

 

De Sally Rooney

Traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux

Paru aux Editions de l'Olivier en 2022

 

 

 

 

Une certaine philosophie contemporaine

 

Voici un roman contemporain que je n’ai pas l’habitude de lire. Loin de l’omniscience habituel des narrateurices, nous voici confronté à une écriture très extérieure, presque chirurgical – même si le mot est fort, mais la majorité de la narration, avant d’atteindre le cœur de ses personnages, passe par la description quasi minutieuse de chacun de leurs faits et gestes. Sans aller jusqu’à une affiliation totale, c’est un type d’écriture qui rappelle les écrivain.es du Nouveau Roman, avec leurs adresses à la deuxième personne, leur absence de « e », … Néanmoins ici, Sally Rooney reste proche du roman feel good, cherchant simplement à analyser notre société contemporaine.

 

En plus d’être une narratrice externe, Sally Rooney choisit la plupart du temps l’usage du discours indirect et du discours indirect rapporté – les phrases des personnages sont intégrés à la narration, il n’y a pas de tirets annonçant une prise de parole, simplement un retour à la ligne. Elle l’emploie même lorsqu’il s’agit des pensées du personnages. On a tellement l’habitude des narrateurices omniscient.es que cette prise de position très extérieure donne un effet très rafraîchissant. Et surtout, c’est un choix très juste pour parler des « enfants de ce siècle ». Il y a quelque chose de presque cruel dans l’écriture de Où es-tu, monde admirable?, un constat froid sur nos contemporain.es. Entre autres, l’autrice aborde la thématique peu commune de la dépression nerveuse et du rapport à la célébrité. Peu commune dans le sens où, personnellement, je l’ai rarement lu de manière aussi proche de la vérité. e personnage d’Alice est saisissant de réel, notamment dans ce choix narratif de repousser l’intériorité des personnages, on reste complètement extérieur à elle, on n’a que le résultat physique de son état intérieur – et c’est ce qui arrive dans la réalité lorsque quelqu’un en face de nous ne va pas bien.

 

Où es-tu, monde admirable ? est également un roman épistolaire, ponctué de mails échangés entre les personnages d’Alice et de Eileen. Ces chapitres-là sont l’occasion pour l’autrice et pour les lecteurices d’accéder à la pensée des deux femmes, la narration passe au « je » et se prend à philosopher sur les choses de la vie, l’amour, l’amitié, la beauté… Cette correspondance fait forcément écho chez chacun.e, et rend compte avec justesse et précision notre rapport contemporain au monde.

 

Cependant, malgré la richesse des ces échanges et les rebondissements du roman, on sent venir un essoufflement progressif. Les deux romances qui se dessinent deviennent redondantes, jusqu’à développer à des contradictions très étranges dans les différentes relations (et réactions), ou à nourrir une frustration excessive – c’est en tout cas ma réception. De plus, les dernières pages sont empreintes d’une misogynie banalisée, comprise et sue des deux personnages féminins, mais acceptées, et même perçues comme « charmantes ». De mon point de vue, cela peut avoir quelque chose de profondément violent : non, la misogynie et les réflexions patriarcales, même venant d’un homme qu’on aime, n’ont rien de charmant, et ne doivent pas être défendues comme charmantes. Les lecteurices ont besoin de nouvelles représentations, de nouveaux rapports hommes-femmes qui proposent enfin autre chose. Le patriarcat ne doit plus être perçu comme une fatalité, mais comme un système, qu’il nous est possible de déconstruire.

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